L'histoire des finances publiques comportera trois volumes, dont le premier parait avec cette préface. Les matières assemblées n'ont peut-être pas été réparties d'une façon absolument rationnelle. Ceci provient de ce que la plus grande-liberté a naturellement été laissée aux auteurs. Chacun a traité le sujet qui lui était dévolu suivant son tempérament et sa spécialisation particulière, conformément également à sa méthode personnelle de travail. Certaines études comportent par conséquent, et cela était inévitable, quelques légers chevauchements.

L'ensemble du livre nous paraît cependant avoir une unité suffisante pour présenter aux lecteurs belges et étrangers un tableau cohérent. Mon premier devoir, en signant cette préface, est de rendre hommage aux auteurs des différents chapitres, dont les noms et les qualités figurent dans la table des matières. Je tiens également à rappeler que la première idée, en 1940, est due à M. SEULEN, ancien secrétaire général du Ministère des finances.

Je remercie vivement M. MAS0IN, précédemment secrétaire général de l'Institut belge de Finances publiques, M Louis RAVIN, son successeur en cette qualité, et M COPPEE, secrétaire général adjoint, dont le concours, sous la direction éclairée de son président, M JEAN VAN HOUTTE, professeur aux Universités de Liège et de Gand, a permis de réaliser l'ouvrage considérable que l'Institut belge de Finances publiques soumet actuellement au jugement de l'élite.

L'histoire financière est celle qui fait pénétrer le plus intimement dans le fond même de la vie d'une nation (Marcel MARION, Introduction à l'histoire financière de la France). Par une coïncidence singulière, à la veille exactement de l'attaque allemande, c'est-à-dire le 9 mai 1940, quelques membres de l'Institut belge de Finances publiques s'étaient réunis pour examiner la possibilité de publier une histoire collective des finances publiques de la Belgique depuis 1918. Il apparut cependant bientôt qu'il fallait élargir ce cadre, remonter jusqu'à 1830, et même au delà pour certains antécédents. C'est ainsi que des Belges qui, par goût personnel ou par vocation professionnelle, cultivaient la science des finances publiques, s'adonnèrent à une œuvre qu'ils crurent être à la fois intéressante et utile. Autour d'eux se groupèrent, au sein de l'Institut belge de Finances publiques, un certain nombre de savants et de spécialistes de ces problèmes, qui élaborèrent en commun un ouvrage qui comprend les éléments essentiels de la vie financière du pays depuis les origines lointaines de la Belgique contemporaine, de manière à en faire ressortir les traits caractéristiques.

Dans tous les domaines, durant les heures d'attente anxieuse de l'occupation, les esprits qui n'étaient pas entièrement absorbés par la lutte de tous les jours, consacraient toute leur capacité de réflexion à penser au sort futur de la Belgique. Envisageant l'avenir encore si incertain, ils se reportaient avec ferveur vers le passé de la patrie, y cherchant à la fois les raisons d'espérer dans sa capacité de résistance et de relèvement et les fondements de sa restauration morale, politique, sociale et économique.
Les hommes distingués qui ont signé de leur nom les chapitres de cet ouvrage, donnèrent à l'Institut le concours éminent qui leur était demandé. Chacun voulut bien se charger de la part de ces recherches qui lui était la plus familière et où il pouvait apporter l'autorité la plus indiscutable.

Avant cette entreprise collective, très peu avait été écrit en Belgique sur l'histoire des finances. Un chapitre des trois volumes, parus en 1873 sous le nom de Patria belgica, Encyclopédie nationale, ou Exposé méthodique de toutes les connaissances relatives à la Belgique physique, sociale et intellectuelle, publiée sous la direction d'Eugène VAN KEMMEL, est consacré aux finances de l'État et aux institutions financières. Ces recherches, qui s'arrêtent en 1870, n'ont point, à notre connaissance, été poursuivies.
En 1930, le professeur ERNEST MAHAIM avait conçu l'idée de faire paraître, à l'occasion du Centenaire, un nouvel ouvrage du même type que Patria belgica. Les circonstances ne lui ont pas permis d'aboutir. L'histoire des finances publiques depuis 1830 de Louis RICHALD publiée en 1881, ne contient qu'une analyse de documents. L'histoire de la dette publique belge de Léon DEMARTEAU (1885) et l'Étude historique et critique sur la dette publique de 1830 à 1913 (1921) de NICOLAÏ - qui est un ouvrage de valeur - n'embrassent qu'un seul sujet. Il en est de même de l'histoire des impôts en Belgique de CHARLES CLAVIER (1919) et de quelques autres publications estimées à juste titre. L'accueil fait dans les milieux scientifiques au projet de l'Institut belge de Finances publiques, montre combien son initiative répondait au désir des économistes et des historiens. Le Fonds national de la Recherche scientifique voulut bien favoriser la publication projetée. Une subvention du Gouvernement et différents concours d'ordre privé ont permis de conduire à bonne fin le travail considérable que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui.

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L'évolution des recettes et des dépenses publiques, des budgets et des procédés financiers, dépend d'un grand nombre de facteurs. Le plus déterminant d'entre eux est naturellement la transformation des besoins publics.  A l'origine des États modernes, le Trésor est celui du Prince; ses recettes sont celles de son domaine ou des tributs qu'il lève, ses dépenses sont celles de sa maison. Plus tard, l'État acquiert une personnalité propre. Ses exigences sont alors déterminées en ordre principal par les charges de son administration centrale et de ses campagnes. La première intervention des communes dans l'octroi au Souverain des subsides qu'il réclame est liée au financement des guerres de défense ou de conquête. Dans la suite des temps, la paix. et la guerre ont naturellement continué d'exercer sur les finances publiques une influence exceptionnelle.  La Belgique en a fait deux fois, depuis 1914, la cruelle expérience. Mais, depuis l'avènement des temps modernes, les éléments déterminants du mouvement des budgets se sont diversifiés.

Les Gouvernements issus d'un vote populaire plus ou moins élargi, subissent naturellement l'influence de leur origine. L'électeur censitaire est mû par des sentiments très différents de ceux de l'électeur du suffrage universel. D'une part, le recrutement des électeurs ou des élus sous certaines conditions de revenus ou de fortune, crée une disposition d'esprit à la fois plus intéressée et plus désintéressée que dans le cas où les votants sont le plus grand nombre. Le bourgeois a évidemment davantage le sentiment de la prudence financière et de l'économie des deniers publics comme des deniers privés. Il ne ressent pas, d'autre part, le besoin d'assistance sous les formes diverses qu'éprouve si légitimement la masse, et on ne fera sans doute tort à aucun législateur du passé, en disant qu'il y avait inévitablement dans la prudence financière du régime censitaire une certaine nuance d'égoïsme.

Les changements intervenus dans la conception même du rôle de l'État ont joué dans le sens de la dépense. L'État purement politique et administratif, l'État du régime libéral, n'assumait que des charges limitées par rapport au revenu national. L'État peut avoir de son rôle une conception plus large. Il peut vouloir intervenir dans les charges de l'enseignement, soit public, soit privé. Il peut, allant plus loin, vouloir exercer une action dirigeante sur l'économie. Ces conceptions - on l'a vu particulièrement depuis la seconde guerre - ont fait créer de nouveaux services administratifs qui rayonnent sur tout le pays et exigent, dans tous les secteurs de l'activité privée, des contrôles.

L'État. qui poursuit des objets d'ordre social voit tout naturellement se tourner vers lui toutes les demandes d'intervention, de subventions de tous genres, de pensions, d'avantages à accorder aux familles quelles qu'elles soient, et à toutes les victimes du sort. L'État peut avoir aussi des préoccupations très différentes, d'ordre économique. Il peut construire et exploiter pour son compte les chemins de fer. Cela a été le cas en Belgique dès l'origine, et on sait que, pendant de longues années, le réseau national a été pour le budget une source de grands profits, ceci dit avec quelque réserve quant au mode de comptabilité, tandis que l'on sait tout aussi bien qu'à présent le Trésor est obligé de subventionner dans une large mesure la Société nationale des chemins de fer belges

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Dans ces différents domaines, l'intensité de l'action de l'État, et par conséquent l'importance des dépenses qu'il assume à ces différents titres, est grandement influencée par les variations des opinions et des doctrines. Celles-ci dans un pays libre sont constamment en mouvement. Elles sont débattues dans la presse, dans les publications de toutes formes, dans les assemblées. L'esprit d'économie ou l'esprit de dépense, la tendance à restreindre les attributions des pouvoirs publics, et la tendance à les étendre, se heurtent incessamment. Tantôt c'est l'une de ces vagues psychologiques qui l'emporte, tantôt c'est l'autre. Il en résulte une extrême instabilité.

L'évolution des faits et des idées qui retentit si profondément sur les dépenses, n'agit pas moins sur les recettes. L'institution des impôts progressifs est un des traits les plus caractéristiques de cette transformation. Le taux de la progression ouvre la voie à de nouvelles et brûlantes controverses. Le rapport entre le montant des recettes d'impôts et le niveau des revenus privés est également perpétuellement mobile. Ce rapport n'a cessé de s'élever. Plus d'une fois on a cru que le maximum était atteint et que l'économie ne pourrait pas supporter un nouveau supplément de charges. Cependant des translations s'effectuent, aidées malheureusement, si l'on peut dire, par un perfectionnement des procédés d'évasion contre lesquels les administrations luttent à armes inégales, mais dont on ne peut pas dire qu'elles soient toujours conformes à une morale supérieure.

Le revenu national lui-même est d'ailleurs tout aussi bien soumis à des variations extrêmes. Il s'accroît par la progression de la population, par l'augmentation du rendement du travail individuel, et par l'application à la production de tous les progrès techniques.
Il est d'autre part exposé à de grandes fluctuations provenant non seulement, il va de soi, des guerres et des occupations, mais également des crises cycliques et des transformations des marchés. La masse du budget lui-même devient un élément essentiel du fonctionnement financier et monétaire de l'économie nationale. Les besoins des individus se sont modifiés et diversifiés depuis 1830, comme les besoins de l'État. La capacité fiscale est désormais une notion infiniment complexe. La possibilité d'émettre des emprunts intérieurs pour alimenter la trésorerie et financier les travaux publics, est également fonction de l'état économique général, comme des dispositions de l'épargne à l'égard des pouvoirs. Le crédit de la Belgique à l'extérieur, dépendant de facteurs plus différents encore, détermine la limite des appels que le Trésor peut faire à l'étranger.

PRÉFACE PAR MAX-LÉO GÉRARD, SECRÉTAIRE HONORAIRE DU ROI, ANCIEN MINISTRE DES FINANCES, PRÉSIDENT DE L'INSTITUT INTERNATIONAL DE FINANCES PUBLIQUES